A propos du livre d’Edgar MORIN : « Leçons d’un siècle de vie » par Denis Roussel


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La pensée qui relie les connaissances : « La reliance ».

En juin 2021 est paru, chez Denoël, le livre-testament d’Edgar MORIN : « Leçons d’un siècle de vie», qui représente pour lui une invitation à la lucidité et à la vigilance.
Sociologue et philosophe né en 1921, directeur de recherche émérite au CNRS, docteur honoris causa de trente-huit universités à travers le monde, Edgar MORIN est l’un des penseurs majeurs de notre époque.


 Son œuvre (*1) affronte la difficulté de penser la complexité du réel. A l’âge de 100 ans, il demeure préoccupé par le néo-totalitarisme et par les tourments de notre temps, ayant été témoin et acteur des errances et des espoirs, des crises et des dérèglements de son siècle. Humaniste, il nous transmet dans ce livre les enseignements tirés de son expérience centenaire de la complexité humaine.

 

 

 Lorsque j’ai découvert la « Pensée complexe » d’Edgar MORIN j’ai pu en faire profiter plusieurs promotions de CPE, à l’IUFM de Poitiers, par le truchement de la direction de mémoires professionnels, sachant que la découverte de ce paradigme avait déjà profondément fait évoluer ma pratique professionnelle, tant sur le plan éducatif qu’en termes de management. (Ainsi nous pouvons nous inspirer du théorème de Arrow qui érige « l’impossibilité d’agréger un intérêt collectif à partir des intérêts individuels comme de définir un bonheur collectif à partir de la collection des bonheurs individuels. Plus largement, il y a l’impossibilité de poser un algorithme d’optimisation dans les problèmes humains »).

Edgar MORIN a écrit quatre livres sur l’Enseignement : « La tête bien faite : repenser la réforme, réformer la pensée » (Seuil 1999) ; « Le défi du XXIème siècle : relier les connaissances » (Seuil 1999) ; « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » (Unesco-Seuil 2000) et « Enseigner à vivre » (Actes sud 2014).
Est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître-mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple.

C’est son « Introduction à la pensée complexe » (ESF, 1990 – Seuil, 2005) qui permet de se familiariser à ce système de pensée, avec de nouvelles bases de raisonnement et d’en tirer profit dans son action au quotidien. Ainsi, il nous invite à adopter un méta-point de vue (où l’observateur-concepteur s’intègre dans l’observation et dans la conception) en prenant en compte quantités d’interactions et d’interférences, d’incertitudes, d’indéterminations et de phénomènes aléatoires, dans un mélange d’ordre et de désordre (dégradations) entre toutes les parties (principe dialogique) que nous nommons le réel, qui est hors norme, échappant à nos principes régulateurs. Il s’agit d’appréhender à la fois unité et diversité (Unitas multiplex), continuités et ruptures et d’intégrer l’environnement dans ce qu’il a d’incertain, d’ambigu et de contradictoire.

 

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E.MORIN s’oppose au mode de connaissance dominant et au principe mutilant de simplicité qui sépare ce qui est lié (disjonction) ou qui unifie ce qui est divers (réduction d’un tout à ses éléments constitutifs, comme dans le cas du Structuralisme qui élimine l’homme, le sujet, l’histoire) car on ne peut comprendre nulle réalité de façon unidimensionnelle (sachant qu’une des grandes inconnues est la connaissance elle-même, sur laquelle pèsent les conditions historiques et sociales). Toute vision spécialisée, parcellaire est pauvre. Il faut qu’elle soit reliée aux autres dimensions (la partie est dans le tout, qui est lui-même à l’intérieur de la partie). Ce « principe hologrammatique » est complémentaire et interdépendant notamment du « principe systémique » où le tout est plus – mais parfois moins – que la somme des parties.


Les principes de la pensée complexe (à ne pas confondre avec ce qui est compliqué. Est complexe (complexus) ce qui est tissé ensemble dans un enchevêtrement d’entrelacements) sont nécessairement des principes de distinction, de conjonction et d’implication où la stratégie dans l’aléa, l’imprévisibilité, l’irrationnalité, l’autonomie et la solidarité s’oppose au programme ne variatur et à la métaphysique de l’ordre. Le paradigme de complexité est donc « fondé sur l’union des contraires, définissant les phénomènes par leur conjonction (dans une synergie dynamique), malgré et au-delà de leurs différences. Il étudie tout phénomène sous un triple rapport : Antagonisme (confrontation) / complémentarité (coopération) / concurrence.


« Vivre c’est naviguer dans un océan d’incertitudes en se ravitaillant dans des îles de certitudes ».


En préambule, E.MORIN prévient : «  Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie, et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa propre Voie ». « Savoir vivre », nous dit-il, « c’est oser réaliser ses aspirations. Le « Je » et le « nous » doivent être complémentaires ». Il revendique « une identité complexe une et plurielle ». Il se qualifie d’«être humain, français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen » … n’ayant reçu de son père « aucune culture, aucune conviction religieuse, politique ou éthique...étant « désireux de conserver un point de vue universel ».


Sans conviction préétablie, il se définit comme « post-marrane, comme fils de Montaigne (d’ascendance juive) et du Spinoza anathémisé par la synagogue ». Il s’inspire de R. Rolland en passant par Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Hugo mais aussi de l’humanisme russe de Tolstoï et surtout de Dostoïevski. Marqué par la pensée d’Héraclite pour qui « Concorde et discorde sont père et mère de toutes choses » (« Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie »), par celle de Pascal, qui décide d’affronter et non d’éliminer la contradiction, par celle de Hegel, qui prône l’universalité de la complexité de l’âme humaine dont la conscience des aspects contradictoires des êtres, des conjectures, des évènements conduit à la bienveillance, mais aussi par le scepticisme de A. France.


La pensée de Marx sera déterminante pour lui en ce qu’elle fondée à la fois sur la philosophie, la science, la sociologie, l’économie, l’histoire, la politique, soutenant que sciences de la nature et sciences de l’homme doivent s’entre-embrasser. Mais il abandonnera la conception marxiste rationalisant l’histoire humaine à partir de l’infrastructure économique. « J’ai sans cesse été tourmenté par le problème de l’erreur et de l’illusion, du mensonge historique et des fausses informations. Ce risque est permanent dans toute vie humaine, dans toute décision et action, voire dans toute abstention ».


Soucieux de réinterpréter et de relier les connaissances dispersées, il forge « La méthode » (6 volumes, de 1997 à 2004) où il tisse tous les fils du savoir, de la physique à la biologie, en passant par l’éthique pour traiter les complexités et appréhender le monde. Dans son ouvrage : « Face à l’univers » (*2), Trinh Xuan Thuan écrit : « La vision newtonienne d’un univers fragmenté, mécaniste et déterministe fait place à un monde holistique (*3), indéterministe et exubérant de créativité où les concepts d’ « émergence » et de « complexité » jouent un rôle fondamental ».


Comme chacun de nous, il constate : « Je suis le produit d’évènements et de rencontres improbables, aléatoires, ambivalentes, surprenantes, inattendues. Et en même temps je suis Moi, individu concret, doté d’une machine hypercomplexe, auto-éco-organisatrice (principe d’autonomie/dépendance), qu’est mon organisme, machine non triviale, capable de répondre à l’inattendu et de créer de l’inattendu ».


Parlant de l’homo sapiens demens et d’une forme de sagesse, il estime que « la passion doit comporter de la raison en veilleuse et toute raison doit comporter de la passion en combustible ». Il accorde de l’importance aux petits bonheurs, à la convivialité, à la solidarité, à la fraternité, au besoin de reconnaissance, à l’émancipation, à l’amour, à l’imaginaire (le cinéma sera un aspect fondateur de son parcours intellectuel). « L’humain n’est ni bon, ni mauvais, il est complexe et versatile ».


A la doctrine qui répond à tout, plutôt la complexité qui pose question à tout.


D’antistalinien il devint communiste, regrettant après six ans son aveuglement sur la nature du communisme soviétique. (Il affirme que sa démythification lui a permis de générer sa conception de gauche qui, à son sens, « doit toujours puiser simultanément en quatre sources : libertaire pour l’épanouissement des individus ; socialiste pour une société meilleure ; communiste pour une société fraternelle ; écologique pour mieux intégrer l’humain dans la nature et la nature dans l’humain »). De pacifiste il devint résistant. Sa recherche obstinée d’une conquête d’autonomie intellectuelle totale et d’une pensée politique désormais complexe l’amène à vouloir faire émerger en nous la conscience des complexités humaines, si souvent masquées par des simplismes, unilatéralismes et dogmatismes (ce dernier représentant « une maladie sclérosante de la raison devant être toujours ouverte sur une possible réfutabilité »). C’est cette perception qui donne sens dans sa vie à l’imprévu et à l’incertain, comme l’ont été des évènements scientifiques majeurs inattendus : La découverte des caractères de l’atome et celle de la structure hélicoïdale de l’ADN par exemple ou encore les grands évènements de l’histoire contemporaine comme la crise économique de 1929 ; l’accession de Hitler au pouvoir portant au paroxysme la barbarie de guerre. « Le retour de la barbarie est toujours possible. Aucun acquis historique n’est irréversible » ; le pacte germano-soviétique de l’avant-guerre ; la décennie 1950 « dans le bouleversement incroyable de deux régimes qui semblaient immuables, celui de l’URSS et des démocraties populaires et celui de la IVème République française » … la publication en 1972 du rapport du professeur Meadows du MIT, qui révèle le processus de dégradation de la biosphère dû au déferlement techno-économique obligeant à une politique nouvelle et à une entente internationale… le tournant néo-libéral de Thatcher (1979-1990) et de Reagan (1981-1989)…la guerre de Yougoslavie…les conflits du Moyen-Orient…la mondialisation avec l’introduction du capitalisme dans l’URSS effondrée…le 11 septembre 2001 et l’avènement du terrorisme international…la crise économique de 2008… « où l’incroyable devient réel », sachant qu’ « il y a du possible encore invisible » et que « l’espérance est l’attente de l’inespéré ». « L’esprit de la complexité » c’est « reconnaître l’humanité dans autrui » et c’est « apprendre à penser qu’au sein même des périodes noires des graines d’espoir surgissent ». « La pandémie du Covid suscitant une crise planétaire multidimensionnelle des complexités de l’aventure humaine nécessite un humanisme regénéré » fondé sur la solidarité et la responsabilité.
Il juge que, depuis la période dite des « Trente glorieuses » (1955/1973), les aspects négatifs de la civilisation occidentale ont progressé : « Je tire de ces années la leçon qu’une progression économique et technique peut comporter une régression politique et civilisationnelle, ce qui, à mes yeux, est de plus en plus patent au XXIème siècle ».
« Toute vie est incertaine » affirme t’il. « Une des grandes leçons de mon expérience de vie est de cesser de croire en la pérennité du présent, en la continuité du devenir, en la prévisibilité du futur…l’impossibilité d’éliminer l’aléa de tout ce qui est humain, l’incertitude de nos destins, la nécessité de s’attendre à l’inattendu ».


Selon lui, « Il faut repenser l’homme, la vie et le monde à l’aide des nouvelles connaissances (ainsi le formidable développement des sciences physiques et biologiques pose des problèmes éthiques et politiques de plus en plus graves, sachant que les forces d’association et d’union se combinent avec celles de dispersion et de destruction) mais aussi repenser la pensée et refonder une pensée politique ».


Des principes impératifs à garder à l’esprit comme autant de guides :


Savoir s’étonner et s’interroger sur ce qui semble normal et évident : problématiser et douter.
Contextualiser tout objet de connaissance.
Reconnaître la complexité, c’est-à-dire les aspects multidimentionnels et parfois antagonistes ou contradictoires des individus, des évènements, des phénomènes.
Savoir distinguer ce qui est autonome ou original et savoir relier ce qui est connecté ou combiné.

Denis ROUSSEL

 

Notes :

(*1) : 115 livres dont de nombreux ouvrages traduits en 28 langues dans 42 pays ; filmographie (9) ; bibliographie traitant de son œuvre (21) ; de nombreux textes, articles et entretiens audio et vidéo. Membre fondateur du « Collegium international éthique, politique et scientifique. Le lycée d’excellence de DOUAI porte son nom. Il fut l’Invité exceptionnel de l’émission « La grande librairie, à propos de ce livre, sur France 5, le 9 juin 2021.

(*2) Astrophysicien et écrivain, Ed. Autrement, mars 2015, 159 pages, pages 106 à 119. (*3) Il s’agit de considérer les phénomènes comme des totalités. L’objet constitue un tout. Exemple : la conception unitaire et dynamique du fonctionnement cérébral qui s’oppose à la conception atomiste. Mais il ne s’agit pas seulement de voir le tout. Il s’agit aussi de voir la relation : la réciprocité entre le tout et les parties.

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