Il y a dix ans paraissait : « Jardins philosophiques partagés », (à l’image des jardins partagés qu’il a contribué à mettre en place dans sa commune) de Daniel Brillaud, professeur agrégé de mathématiques, chef d’établissement scolaire du second degré, puis DSDEN dans notre département.
Cet essai d’autodidacte (« depuis très longtemps je m’étais promis de réserver un temps demon existence pour conduire un travail en philosophie »), qui a l’ambition de « contribuer audébat », vise à « une vulgarisationsans complaisance » et « sans aucun refugemétaphysique » de grandes questions philosophiques ; la mise en perspective du « patrimoine philosophique » constitué au cours des siècles et la présentation de ses propres réflexions, convictions et options philosophiques, matérialiste et humaniste, issues de cette « mise à l’épreuve d’un long examen de cohérence interne » et de leur restructuration de façon logique, ce qui lui a donné « cette sérénité que l’on éprouve lorsque l’on a mis un peud’ordre dans sa maison ».
« C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tacher de jamais les ouvrir, que de vivre sans philosopher ». R. Descartes
Ainsi, il nous engage nous-mêmes à « oser cultiver notre jardin », à « s’y rencontrer soi-même » et à échanger sur nos plus hautes interrogations sur le monde, sur la vie, sur notre existence, au-delà de nos préoccupations quotidiennes, c’est-à-dire sur « Qu’est-ce qui est ? » et « Comment est ce qui est ? » (l’Univers ; l’espace-temps ; le fini et l’infini…) ; sur « ce que nous pouvons en connaître et espérer savoir » (le statut de la connaissance scientifique ; la vérité ; l’inconscient ; les théories physiques ; le vide et le néant ; l’entropie…) ; sur la Vie et sur la mort (« Que pouvons-nous être le temps d’une vie ? ») ; sur le sens (« non absolu » ; « non a priori ». « L’Homme ne peut échapper à sa finitude ») et la finalité de notre existence (Comment vivre ?) ; sur les valeurs (y compris affectives) qui orientent nos actes (et aussi les enjeux des apprentissages et les valeurs de l’Ecole), ou encore sur l’antagonisme apparent entre déterminisme et liberté où il récuse par exemple une vision univoque et réductrice et les dérives post marxistes : « Le principe absolu et exclusif de Sartre me semble relever de la confusion si ce n’est du simplisme… » afin de développer notre autonomie de jugement. « Tout Homme est un philosophe en puissance » affirme t’il.
« La philosophie m’a toujours permis de mieux pénétrer le monde »
La référence incontournable à la pensée des maîtres (chercheurs et grands philosophes), au regard de sa propre histoire de vie, lui a permis de serrer sa pensée critique, d’une façon très personnelle et argumentée, de Pyrrhon d’Elis à M. Onfray, en passant par les philosophes antiques ; Averroès ou G. d’Occam par exemple, au Moyen-âge ; ceux de la Renaissance (dont M. Eyquem de Montaigne) ; du XVIIème (Bacon ; Spinoza ou Descartes…) ou les empiristes anglo-saxons ; ceux des « Lumières » (Kant mais aussi J. Offroy de La Mettrie…) ; du XIXème (dont Nietzsche…), puis du XXème siècle, avec A. Camus ; M. Serres ; L. Ferry ou A. Comte Sponville…) et même le chef sioux Hunkpapa : Sitting Bull…
Une philosophie réaliste et ouverte : Un humanisme pratique
Non-croyant (mais la foi, dans un cadre laïc, constitue, selon lui, une option comme une autre), et s’inspirant de L. Ferry, A. Comte Sponville ou encore de M. Onfray, il réfute les théories dogmatiques. Il nous propose plutôt une approche transversale, hors des positions humanistes idéalistes fondées sur une foi aveugle en l’Homme, qui, dit-il, n’est pas un dieu, pas plus qu’il n’est misérable ou médiocre (« Pas d’au-delà après la mort donc pas de théorie du Salut ; sens de l’existence à trouver ici-bas, si possible. Pas de valeurs morales transcendante ; importance du jugement éthique pour construire et réexaminer les systèmes de valeurs, pour orienter la conduite sur les bases ainsi établies »), afin de reformuler une philosophie réaliste et ouverte, qui évite le recours à la transcendance. Il déclare : « La philosophie n’apporte pas la moindre réponse universelle. Dans ces conditions, l’homme doit s’en remettre à ses propres jugements. C’est à lui de donner, ou non, du sens à son existence, à lui de produire, ou non, des jugements éthiques, pour éclairer ses actes, pour donner une éventuelle prise au bonheur. A chacun, donc, de construire sa propre sagesse ».
Ce qu’il qualifie d’«humanisme pratique », qui éduque l’intelligence situationnelle (*), la cultive et la met à l’épreuve, se trouve au cœur de sa réflexion sur l’ensemble du champ de l’éthique ou comment vivre dans notre environnement en définissant ce que représente pour lui « l’amour de la sagesse » émancipatrice : « Elle met en éveil, elle rend plus lucide, plus apte à formuler des jugements, à avoir l’intelligence des situations, à faire des choix raisonnés et à échapper aux conditionnements ». Cette pratique affirme t’il « aide l’homme à superviser ses savoirs et à cultiver ses facultés mentales ; elle l’invite à mieux se connaître ; elle interroge la cohérence interne et externe de ses actes. Elle est pour une part de sa dignité ».
Un art de vivre orienté vers le « souverain bien » identifié à la sagesse
L’auteur présente des questions universelles sans vouloir y apporter des réponses objectives. Ces jardins partagés « ne profèrent aucune leçon et ne livrent aucune vérité » écrit-il. « Tout au plus essaient-ils de réexpliquer (écartant les autres options) une philosophie matérialiste à partir de points de vue qui se veulent originaux ». Ils ne sont donc pas porteurs de quelques recettes permettant de mieux conduire son existence. En fait, au travers de la connaissance de soi et du monde (inatteignable dans l’absolu) il recherche, à l’instar de philosophes grecs, « un art de vivre orienté vers le souverain bien identifié à la sagesse » (sachant que ce concept a évolué au gré des systèmes dominants).
A la suite de Montaigne, il estime que c’est à chacun de « construire sa propre sagesse » par la pratique philosophique. « Existence sans philosophie n’est que ruine de la conscience ». Elle est, pour lui, à rechercher dans « un humanisme pratique », selon le mot de Comte Sponville.
Une pratique de la philosophie matérialiste, une approche non dogmatique du réel
Cette philosophie ne se confond pas avec le « matérialisme historique » et « n’a rien à voir, précise t’il, avec la valorisation des biens matériels et le consumérisme ambiant ». Son option d’une approche du réel, non dogmatique (qui remet en cause tous les systèmes de pensée fondés sur des valeurs absolues, des connaissances ou des lois établies à priori), propre à faciliter l’appréhension du monde, la gouvernance de soi et la conduite de l’existence, est celle retenue par les scientifiques dans leurs démarches expérimentales (prise en compte des seuls phénomènes matériels ; relations de cause à effet sans intervention transcendante ; existence de lois régissant les mouvements de la matière et confiance en nos capacités à les comprendre, à les interpréter et à formuler des hypothèses..), en phase avec les progrès de la connaissance. Cela au regard d’une indispensable « veille philosophique et éthique » (sans se désintéresser des problèmes existentiels comme des phénomènes psychologiques) pour « que les consciences supervisent les savoirs et s’interrogent sur la marche des hommes et du monde et orientent au mieux cette marche », même si « elles ne sont pas infaillibles, d’où les tâtonnements, les épreuves, et les tensions inévitables » car, admet-il, « les connaissances scientifiques ne peuvent tout éclairer ». Il n’écarte pas les problématiques essentielles centrées sur la gouvernance mondiale, les enjeux écologiques et politiques, la démographie planétaire, la gestion des ressources naturelles, la manipulation des Etats et des nations par les puissances d’argent, faute d’autorité planétaire…
Même si elle dépasse notre entendement « la Vie mérite bien d’être pensée ».
In fine, conclu t’il « Même si elle n’est qu’un épisode sans lendemain, la Vie mérite bien d’être pensée » conclut-il. La philosophie lui « a toujours permis de mieux pénétrer le monde ». Il « regarde la Vie comme une œuvre d’art » tout en restant convaincu qu’«il n’y a pas d’artiste ». « La Vie d’ici est un phénomène d’une étonnante complexité. Un processus évolutif de presque 4 milliards d’années. Un minuscule épiphénomène à l’échelle du cosmos ». Ce « n’est qu’une forme d’organisation de la matière apparue par nécessité et qui s’autodétruira par nécessité, une aventure des éléments qui, sans doute, n’est pas unique dans notre immense Univers ». Pour autant, il se sent partie prenante d’« une aventure globale, fragile, qui nous dépasse ».
Daniel Brillaud, féru de mathématiques et de philosophie, était donc un « Honnête homme » dont la pensée profonde et féconde et la façon d’être reste en résonnance avec le chef cultivé, curieux, modeste, attentif aux autres, tolérant et responsable, que nous avons eu la chance de connaître au fil de nos projets éducatifs et de nos réalisations professionnelles.
Ses points de vue personnels, fondés sur ses perceptions du réel, ses expériences (qui lui auront permis d’« être plus au clair avec lui-même et avec le monde ») et ses représentations de la famille humaine et de son environnement, nous permettent de continuer à nous élever, en suivant notre propre cheminement (« Il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant », écrivait le poète A. Machado) en toute autonomie de penser et d’agir.
Note (*) : L’intelligence situationnelle est la capacité à comprendre une situation dans ses différentes dimensions et dans sa complexité pour s’y adapter et apporter une réponse appropriée. Elle s’exprime pleinement dans les relations interpersonnelles et de groupe.
* « Jardins philosophiques partagés » ; www.copy-média.net ; septembre2013 ; 327 pages.
* Daniel Brillaud : 1948 - 2021. DSDEN des Deux-Sèvres de janvier 2003 à octobre 2007.